Chapitre XVII
Toujours dissimulé derrière son squelette de brontosaure, Bob Morane n’en croyait pas ses yeux. Bankutûh, qu’il avait laissé à des kilomètres de là, dans son royaume inviolé, au sommet du plateau, Bankutûh se dressait là, au bord de cette vallée perdue. Pendant un moment, Bob se crut le jouet d’une hallucination ou, tout au moins, victime d’une ressemblance.
À nouveau, il braqua la lunette de sa carabine en direction de la corniche, pour y encadrer la silhouette de l’homme aux cheveux blancs. Cette fois, il ne pouvait plus douter, c’était bien là Bankutûh. Alors, cherchant à expliquer cette présence, il se demanda si les Balébélés n’avaient pas fait alliance avec les Bakubis, mais il repoussa vite cette idée. Bankutûh les avait aidés, lui et ses compagnons, à gagner la rive de la Sangrâh, et il n’avait aucune raison de les pourchasser à présent alors que, peu de temps auparavant, il les tenait en son pouvoir…
Une fois encore, Bob sursauta. Cet homme, cet Européen au bras en écharpe, se dressant maintenant aux côtés de Bankutûh, c’était Allan Wood ; et cette jeune fille aux cheveux couleur de miel, Leni Hetzel ; et ce colosse noir, M’Booli. Alors Bob ne douta plus que la délivrance venait à lui à l’instant même où il attendait la mort. Se dressant, il se mit à courir vers la muraille en agitant son feutre…
Dix minutes plus tard, Morane, Allan Wood, Leni Hetzel, Bankutûh et M’Booli se trouvaient réunis sur le sol de la vallée. Les Hommes-Léopards, vaincus, avaient été définitivement mis en déroute par les guerriers balébélés, et tout danger était à présent définitivement écarté. Et Bob songeait à l’absurdité du sort qui, par des voies tortueuses, avait finalement conduit les protagonistes de l’aventure à cette Vallée des Brontosaures où lui-même avait bien failli laisser ses os, parmi ceux des sauriens géants, morts voilà des millénaires.
De son côté, Leni Hetzel s’extasiait sur la prodigieuse richesse de cet ossuaire antédiluvien capable d’enrichir les plus grands musées d’histoire naturelle du monde, et dont certains spécimens allaient permettre à la jeune fille, une fois retournée à la civilisation, de laver définitivement la mémoire de son infortuné père. Pour elle, c’était la réalisation de tous les espoirs et, déjà, elle en oubliait les fatigues et les horreurs endurées, pour s’abandonner tout entière à l’allégresse.
— Si, dès le début, fit remarquer Wood, j’avais accepté de conduire Leni jusqu’ici, peut-être serions-nous tous morts en route. Au contraire, j’ai refusé, et nous voilà réunis ici, et saufs…
— Ce n’est pas tout, dit Bob à son tour. J’ai eu le loisir d’explorer à fond cette vallée, et j’y ai découvert bien autre chose que ces vieux squelettes…
Sans attendre davantage, il mena ses compagnons jusqu’au défilé, au fond duquel les restes de Herbert Greene et de Peter Bald semblaient monter une garde vigilante sur la cantine aux diamants. Morane désigna le cadavre du trafiquant.
— Je venais de découvrir ces diamants quand Bald m’a surpris. J’ai tenté de me défendre mais, revolver au poing, il avait la partie belle. Heureusement, les Hommes-Léopards sont intervenus…
Leni Hetzel contemplait la scène macabre avec un peu de terreur dans le regard. Finalement, elle sembla se secouer.
— Ainsi, constata-t-elle, Bald et Brownsky avaient raison. Il y avait des diamants dans cette vallée…
— Oui, fit Morane, et c’est pour leur possession qu’ils sont morts… Jadis, Porker et Cutter avaient sans doute découvert ces pierres et, traqués par les Bakubis, avaient décidé de venir les rechercher plus tard. D’autre part, Porker n’ignorait pas que la possession de ce trésor créerait immanquablement un antagonisme entre son compagnon et lui et, ce qu’il désirait avant tout, c’était sauver sa propre vie. Malheureusement pour lui, le sort devait en décider tout autrement…
Allan Wood pointa un doigt vers le coffre et demanda à l’adresse de Morane :
— Que comptes-tu faire de tout ceci ?
Morane se baissa et ramassa le testament d’Herbert Greene que, tout à l’heure, quand Peter Bald était intervenu, il avait laissé tomber près de la cantine. Il le tendit au chasseur. Celui-ci lut rapidement, puis rendit le papier à son ami.
— Si je comprends bien, dit-il, tu veux faire parvenir la totalité des pierres à la veuve et aux enfants de ce pauvre Greene, s’ils vivent encore…
— C’est ce que je compte faire, en effet, répondit Morane. À moins que quelqu’un n’ait une autre solution à proposer…
Il y eut de longues secondes de silence, puis Leni Hetzel prit la parole.
— Ces diamants ont fait couler trop de sang. Peut-être que, s’ils parviennent finalement aux personnes à l’intention desquelles ils ont été arrachés à la terre, perdront-ils alors leur pouvoir maléfique…
— Je suis de l’avis de Leni, dit à son tour Allan Wood. Ces pierres ont coûté la vie à six personnes jusqu’ici, et je ne tiens guère à ce que mon nom vienne s’ajouter à la liste.
Morane se tourna vers M’Booli, mais le géant – et Bob espérait qu’il en serait toujours ainsi – semblait se soucier autant des diamants que du premier poisson pêché par le premier homme. Restait à prendre l’avis de Bankutûh. Après tout, c’était grâce à lui que Morane, Wood, Leni et M’Booli étaient encore en vie, et il avait, lui aussi, voix au chapitre. Mais, quand Bob l’interrogea du regard, le chef des Balébélés secoua la tête.
— Non, dit-il, ni moi ni mon peuple n’avons besoin de ces pierres. Elles portent en elles tous les mauvais esprits des Blancs. C’est pour elles qu’ils tuent et incendient. C’est en leur honneur qu’ils ont changé la vieille Afrique en une terre civilisée où l’antilope n’erre plus et où l’on n’entend plus le rugissement des lions. Une terre où, bientôt, nous autres Noirs, nous ne retrouverons plus l’esprit ancestral de notre race. Tu peux jeter ces diamants au fond d’un gouffre, je ne ferai pas un seul geste pour t’en empêcher…
Selon toute évidence, ces paroles étaient définitives, et Morane pouvait conclure.
— Voilà donc une chose décidée, dit-il. La veuve et les enfants d’Herbert Greene bénéficieront de l’héritage de leur époux et père, et ce ne sera que justice. Après tout, c’est Greene qui s’est donné le mal d’arracher ces diamants à la terre. Quant au nom de Karl Hetzel, il sera définitivement considéré par tous comme celui d’un savant de grande valeur et dont la parole n’aurait jamais dû être mise en doute…
Le Français se tourna en direction du grand cimetière préhistorique.
— Nous emporterons un crâne de tyrannosaure, dit-il. Il servira de pièce à conviction et, grâce à lui et à notre témoignage, Leni pourra prouver la bonne foi de son père. Plus tard, une expédition puissante pourra peut-être venir jusqu’ici, pour arracher au désert ces dépouilles de sauriens et les tirer de l’oubli.
*
* *
De la corniche, Bob Morane jeta un dernier coup d’œil à la Vallée des Brontosaures. Au centre de celle-ci, deux grands cairns avaient été élevés, surmontés chacun d’une croix et sous lesquels reposaient les restes d’Herbert Greene et de Peter Bald. Tout autour, les grandes carcasses blanchies continuaient à dormir de leur sommeil millénaire. Ni Bob, ni Allan Wood, ni Leni Hetzel ne regrettaient ces lieux, qui leur avaient causé tant de souffrances. La Vallée des Brontosaures leur avait donné ce qu’ils attendaient d’elle et, maintenant, ils s’en détournaient avec légèreté.
La longue théorie des Balébélés, encadrant les Européens, s’était dirigée vers le sud, en direction de la Sangrâh. Celle-ci fut atteinte sans encombre, car les Hommes-Léopards, après leur défaite, ne tenaient pas à rouvrir les hostilités. La Sangrâh franchie, on gagna le grand village balébélé juché sur son plateau. Là, Bankutûh, après avoir laissé la majorité de ses guerriers, accompagna, avec seulement quelques porteurs, ses nouveaux amis en direction de Walobo. Arrivé en vue de l’agglomération, il ordonna à ses hommes de déposer leur charge, puis il se tourna vers Bob, Al et Leni.
— Le voyage s’arrête ici, pour moi, dit-il. Je vous ai aidés dans la mesure de mes moyens, parce que vous êtes braves et que j’aime les gens braves. À présent, nos chemins se séparent. Vous allez regagner cette civilisation que je hais et moi, je m’en vais retourner dans mon royaume interdit…
Morane tendit le bras en direction de Walobo.
— Pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous, Bankutûh ? Al te recevrait en hôte d’honneur dans sa maison, et peut-être serait-ce là une magnifique occasion de faire la paix avec les Blancs…
Mais le roi des Balébélés secoua la tête.
— Non, dit-il, je ne tiens pas à faire la paix avec les Blancs. Je veux au contraire que mon peuple garde sa farouche indépendance. Tant que nous combattrons les gens de votre race, nous aurons une raison de vivre. Quand nous déposerons les armes, au contraire, c’en sera fait de nous…
Il n’y avait rien à ajouter, Bob le savait, à ces dernières paroles et quelques minutes plus tard, Leni, Al, M’Booli et lui regardaient le chef des Balébélés et ses hommes s’éloigner en direction de leur plateau. Tandis que M’Booli s’en allait à Walobo pour en ramener des porteurs afin d’y transporter le crâne de tyrannosaure et la cantine de diamants, arrachés à la solitude de la vallée perdue, Allan Wood se tourna vers Morane.
— Que comptes-tu faire à présent, Bob ?
Ce dernier haussa les épaules.
— Je suis venu ici pour prendre des photos de fauves, ne l’oublie pas, mon vieux Al, et j’espère que tu vas m’y aider, comme si rien de tout ceci ne s’était passé…
Le chasseur eut un rire affirmatif.
— Bien sûr, dit-il. Si je me souviens bien, lorsque nous avons découvert le corps mutilé de Chest, nous étions à la recherche de rhinocéros. C’est de ce point que, dans quelques jours, nous repartirons.
D’un commun mouvement, les deux hommes s’étaient tournés vers Leni Hetzel.
— Et vous, Leni, interrogea Allan Wood, que ferez-vous ?
— Puisque j’ai réussi dans mon entreprise, répondit la jeune fille d’une voix un peu lasse, je vais rentrer à Vienne, pour m’attacher bientôt à réhabiliter la mémoire de mon père. Vous deux demeurerez ici, et moi, dans quelques jours, je repartirai sur le steamer de la N’Golo…
Pourtant, au regard que la jeune Autrichienne et Allan Wood échangeaient en ce moment, Bob Morane, à qui rien n’échappait, comprit qu’il y aurait à coup sûr un bouleversement dans ce triple programme…